Pouvoir rester seul va bientôt devenir, après l’espace, le luxe ultime de notre société tant les sollicitations à rencontrer l’autre ou à « vivre ensemble » se font insistantes. Pour preuve, la multiplication des applications à destination des Millenials (toujours eux…) incitant à déjeuner à plusieurs, comme si déjeuner seul était devenu une tare, le signe d’une misanthropie pathologique, d’une sauvagerie sociale, d’une phobie excluante.
Parmi les applications du moment, émergent ainsi « Never eat alone » et « Co-lunching » dont les promesses, sans ambiguïté, sont, soit de passer son déjeuner avec des collègues de son entreprise que l’on n’a pas la chance de connaître, mais qui sont peut être formidables, soit de « networker » entre la poire et le fromage. Toutes les occasions sont bonnes. On pourrait aussi mentionner la généralisation, dans les restaurants, des plats XXL et des planches à partager que l’on pose au milieu de la table « comme à la maison » et qui relèvent de la même idéologie du « sharing ». Certains experts de la tendance font déjà le pari du retour en grâce des fondues et autres pierrades.
L’imaginaire du partage et de la rencontre n’a jamais été aussi fort. Il porte tout d’abord l’idée (le fantasme ?) sous-jacent de la transformation de soi : la rencontre que chacun attend secrètement et qui va venir donner à sa vie la nouvelle orientation, le nouveau souffle qui devrait le conduire à (enfin) connaître ses vrais désirs et, ainsi, devenir lui-même. Il vient aussi associer la consommation à un imaginaire collectif relativement nouveau au regard de ce qu’est la consommation depuis les années 50. Traditionnellement, celle-ci était perçue comme un acte individuel, voire familial et occasionnellement amical. La voilà désormais immergée dans un collectif large aux frontières floues, allant des « amis » produits par Facebook aux contacts en tous genres noués sur la Toile.
Chercher l’approbation de ses désirs, partager ses achats sur les réseaux sociaux, émettre son avis en ligne sont comme autant de pratiques collectives associées à la consommation. Je consomme, donc nous sommes. Difficile, dans ces conditions, de vouloir encore rester seul à table.